V
Requins contre Anglais
Pendant huit jours, madame Stevenson attendit la réponse à sa lettre ; cette réponse ne vint pas.
Elle s’accoutumait à sa prison, assez douce d’ailleurs, et passait son temps à lire ou à faire de la musique. Souvent aussi le major Guérin lui tenait compagnie. Quoiqu’elle ne lui pardonnât point les caresses dont il comblait Catherine, et qui faisaient dire à celle-ci : « Qu’après tout, le Requin avait du bon », la jeune femme recherchait volontiers, à défaut d’autre, la société du docteur.
Elle tenta même sur lui le pouvoir de ses charmes. Repoussée avec perte, Harriet essaya d’en obtenir quelques renseignements par sa femme de chambre. Celle-ci ne fut pas plus heureuse. Le chirurgien était impénétrable.
Le questionnait-on, il n’entendait pas, ou sautait habilement à un autre sujet.
Insensiblement, Harriet s’était vue forcée, par la nécessité, de recourir à la garde-robe mise à sa disposition. Elle avait commencé par un châle pour s’abriter contre la fraîcheur du soir ; puis, ç’avait été un ruban, puis le linge dont elle manquait ; enfin, les robes eurent leur tour.
– Il n’y a point de femme à bord, j’en suis certaine, se disait-elle en manière d’excuse, pourquoi me gênerais-je ?
Et peu à peu, la toilette entière y avait passé.
Les matelots, les officiers, tout le monde témoignait à madame Stevenson une déférence extrême. Mais personne ne lui parlait, à l’exception du major Vif-Argent.
Elle pouvait se promener avec Kate sur toute l’étendue du pont ; la dunette et la galerie, du haut de laquelle elle avait assisté à l’exécution, seules leur étaient interdites.
Plus d’une fois, Harriet y avait vu le comte Lancelot, – on l’a reconnu, – toujours masqué et accompagné d’un homme également masqué, son inséparable Samson.
Un matin, qu’il était ainsi sur le gaillard d’arrière, Harriet, s’armant d’audace, s’élança sur l’escalier qui y conduisait, et voulut l’aborder ; mais Samson, qu’elle n’avait pas aperçu, caché qu’il était par une voile d’artimon, se jeta entre elle et lui, enleva la jeune femme, et sans souffler mot, la redescendit dans la cabine, où elle fut enfermée tout le jour.
– Si vous recommencez, ma chère dame, lui dit le major, le pont vous sera interdit, tibi interdictum tabulatum erit.
Elle se garda bien, dès lors, de s’exposer à être privée de cette distraction.
En dépit de son horreur pour les forbans, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer l’ordre qui régnait parmi eux. Jamais une rixe, jamais une querelle. Chose inouïe ! on n’entendait ni ces jurons, ni ces blasphèmes qui fatiguent, jour et nuit, les échos des navires ordinaires.
Quand ils n’étaient pas de service, les hommes causaient, contaient des histoires, ou réparaient leur uniforme.
Les jeux de hasard étaient strictement prohibés.
Une discipline draconienne soumettait à la volonté du commandant, tout l’équipage, depuis le plus petit mousse, jusqu’à ses lieutenants.
Il en était de même à bord du Caïman, qui voyageait de conserve avec le Requin se tenant souvent à quelques brasses dans l’ouaiche du second, et recevait de fréquentes visites du capitaine.
Le cutter Wish-on-Wish suivait le Requin à la remorque.
Durant les huit premiers jours qu’elle passa sur ce dernier, les pirates firent diverses prises.
Quand ils s’étaient emparé d’un navire, tous ceux qui le montaient étaient impitoyablement jetés à la mer, s’ils avaient fait l’ombre d’une résistance. Se rendaient-ils complaisamment, on les entassait dans les chaloupes de leur bâtiment et on les abandonnait aux caprices des flots.
Le butin était divisé en deux parts égales.
L’une appartenait, tout entière, au capitaine. Elle servait à l’entretien de ses vaisseaux ; l’autre était tirée au sort, par lots, sans distinction d’âge ni de grade.
Un mousse ou un simple calfat pouvait ainsi gagner un lot aussi précieux qu’un lieutenant.
La nourriture était la même pour tous.
Les officiers n’avaient d’autre avantage qu’un service moins pénible, et l’exercice d’une portion du commandement, plus ou moins grande, suivant leur rang.
Le respect de tous pour leur capitaine allait jusqu’à l’adoration. Celui-ci, du reste, était un marin consommé, qui lisait dans le ciel comme dans un livre, et ne se laissait jamais surprendre par un grain. Quand il était à bord, il ne confiait à personne autre que lui le gouvernement du navire. Il veillait à tout, devinait tout, pourvoyait à tout.
Nets et précis, ses ordres étaient exécutés avec une rapidité qui tenait du prodige. Personne de son équipage ne l’avait vu démasqué. Ses deux seconds, et le capitaine du Caïman seuls étaient en rapports directs avec lui ; dans son intimité il n’admettait que Samson, surnommé par les matelots le Balafré, et le docteur Guérin.
Seuls aussi, ils pouvaient pénétrer dans son appartement, situé à la poupe, entre les deux batteries, et dont le salon et les deux cabines, occupés par madame Stevenson, formaient habituellement une partie.
Parmi tant d’étrangetés, il en était une que la jeune femme ne s’expliquait pas. Acharnés à la destruction des navires anglais, les Requins de l’Atlantique, loin d’insulter les bâtiments français, leur portaient fréquemment aide et secours.
Quoique les Français fussent alors en guerre avec la Grande-Bretagne, ce fait n’expliquait pas complètement la rage des pirates contre les Anglais. Ils les tuaient, les massacraient, les torturaient à plaisir.
Harriet en demanda un matin la cause au docteur Vif-Argent.
Ils venaient de déjeuner et prenaient le café.
À cette question, le major sourit amèrement.
– Ce serait une longue histoire, madame, dit-il, et vous n’auriez pas la patience... mulier patientiae non propensa.
– Si vous me faites grâce de votre latin, je vous jure de vous écouter sans ouvrir la bouche, répondit-elle.
– Il ne m’est pas défendu de la conter...
– Commencez, alors, mon cher docteur. Cela m’aidera à couler le temps ; mais pas de votre baragouinage latin, surtout !
– Eh bien, madame, je vais vous satisfaire.
« Vous savez, ou ne savez pas, que la plupart d’entre nous sont Acadiens, descendants de braves Français, qui colonisèrent jadis la Nouvelle-Écosse et les provinces limitrophes. »
– J’ignorais cela, dit Harriet en étouffant un léger bâillement.
Le major continua :
« Peuple simple et bon que ces Acadiens[4] ; il n’aimait pas le sang, l’agriculture était son occupation. On l’avait établi dans des terres basses, et repoussant à force de digues la mer et les rivières dont ces plaines étaient couvertes. Ces marais desséchés donnaient du froment, du seigle, de l’orge, de l’avoine et du maïs. On y voyait encore une grande abondance de pommes de terre, dont l’usage était devenu commun.
» D’immenses prairies étaient couvertes de troupeaux nombreux ; on y compta jusqu’à soixante mille bêtes à cornes. La plupart des familles avaient plusieurs chevaux, quoique le labourage se fit avec des bœufs. Les habitations, presque toutes construites de bois, étaient fort commodes et meublées avec la propreté que l’on trouve parfois chez les laboureurs d’Europe les plus aisés. On y élevait une grande quantité de volailles de toutes les espèces. Elles servaient à varier la nourriture des colons, qui était généralement saine et abondante. Le cidre et la bière formaient leur boisson ; ils y ajoutaient quelquefois de l’eau-de-vie de sucre.
» C’était leur lin, leur chanvre, la toison de leurs brebis qui servaient à leur habillement ordinaire. Ils en fabriquaient des toiles communes, des draps grossiers. Si quelqu’un d’entre eux avait un peu de penchant pour le luxe, il le tirait d’Annapolis ou de Louisbourg[5]. Ces deux villes recevaient en retour du blé, des bestiaux, des pelleteries.
» Les Français neutres[6] n’avaient pas autre chose à donner à leurs voisins. Les échanges qu’ils faisaient entre eux étaient encore moins considérables, parce que chaque famille avait l’habitude et la facilité de pourvoir seule à tous ses besoins. Aussi ne connaissaient-ils pas l’usage du papier-monnaie. Le peu d’argent qui s’était comme glissé dans cette colonie, n’y donnait point l’activité qui en fait le véritable prix.
» Leurs mœurs étaient extrêmement simples. Il n’y eut jamais de cause civile ou criminelle assez importante pour être portée à la cour de justice, établie à Annapolis. Les petits différends qui pouvaient s’élever de loin en loin entre les colons, étaient toujours terminées à l’amiable par les censeurs. C’étaient les pasteurs religieux qui dressaient tous les actes, qui recevaient tous leurs testaments. Pour ces fonctions profanes, pour celles de l’Église, on leur donnait volontairement la vingt-septième partie des récoltes. Elles étaient assez abondantes pour laisser plus de faculté que d’exercice à la générosité. On ne connaissait pas la misère, et la bienfaisance prévenait la mendicité. Les malheurs étaient, pour ainsi dire, réparés avant d’être sentis. Les secours étaient offerts sans ostentation d’une part ; ils étaient acceptés sans humiliation de l’autre. C’était une société de frères également prêts à donner ou à recevoir ce qu’ils croyaient commun à tous les hommes.
» Cette précieuse harmonie s’étendait jusqu’à ces liaisons de galanterie qui troublent si souvent la paix des familles... »
– Oh ! je vous arrête là, docteur, je vous arrête là, s’écria madame Stevenson en riant aux éclats. De la morale sur vos lèvres, mon cher docteur !
Et ses regards malicieux se portèrent vers Kate, qui tendait l’oreille sans rien comprendre, puisque le major Vif-Argent s’exprimait en français.
– Il suffit, madame, il suffit, dit-il gaiement, vous savez le proverbe : Facite quod jubeo, sed...
– Docteur ! docteur ! et votre promesse ! fit Harriet en le menaçant du doigt.
– C’est juste, reprit-il. Je poursuis mon récit :
« Au commencement du siècle dernier, ces excellentes gens, si dignes du repos dont ils jouissaient, formaient une population de quinze à vingt mille âmes. Mais, hélas ! la guerre éclata entre l’Angleterre et la France, et leur pays devint le théâtre de cette lutte affreuse. En 1774, il n’en restait plus que sept mille environ ; le reste avait émigré. Maîtresse de leur territoire, la Grande-Bretagne voulut leur imposer le serment d’allégeance. Ils s’y refusèrent. On les persécuta. Le moindre agent du cabinet de Saint-James prétendait faire subir sa tyrannie aux Acadiens : « Si vous ne fournissez pas de bois à mes troupes, disait un capitaine Murray, je démolirai vos maisons pour en faire du feu. » – « Si vous ne voulez pas prêter le serment de fidélité, ajoutait le gouverneur Hopson, je vais faire pointer mes canons sur vos villages. »
» Les Acadiens n’étaient pas des sujets britanniques, puisqu’ils n’avaient point prêté le serment de fidélité, et ils ne pouvaient être conséquemment regardés comme des rebelles ; ils ne devaient pas être non plus considérés comme des prisonniers de guerre, ni renvoyés en France, puisque depuis près d’un demi-siècle on leur laissait leurs possessions, à la simple condition de demeurer neutres, et qu’ils n’avaient jamais enfreint cette neutralité.
» Mais beaucoup d’intrigants et d’aventuriers jalousaient leurs richesses, enviaient leur félicité. Quels beaux héritages ! et par conséquent quel appas ! La cupidité et l’envie s’allièrent pour compléter leur ruine. On décida de les expulser et de les disséminer dans les colonies anglaises, après les avoir dépouillés.
» Pour exécuter ce monstrueux projet, cette perfidie, comme seule l’Angleterre en sait imaginer et perpétrer, on ordonna aux Acadiens de s’assembler en certains endroits, sous des peines très rigoureuses, afin d’entendre la lecture d’une décision royale. Quatre cent dix-huit chefs de familles, se fiant à la foi britannique, se réunirent ainsi, le 5 septembre 1755, dans l’église de Grand-Pré. Un émissaire de l’Angleterre, le colonel Winslow, s’y rendit en grande pompe, et leur déclara qu’il avait ordre de les informer : « Que leurs terres et leurs bestiaux de toute sorte étaient confisqués au profit de la Couronne avec tous leurs autres effets, excepté leur argent et leur linge, et qu’ils allaient être eux-mêmes déportés de la province[7]. »
» En même temps une bande de soldats, de misérables se rua sur ces infortunés et en égorgea un grand nombre. Les femmes, les enfants ne furent pas plus épargnés ; et ce fut le signal de boucheries, de violences sans nom, qui durèrent plusieurs jours. Tout fut mis à feu et à sang. La florissante colonie ne présenta bientôt plus qu’un monceau de décombres fumants. La plupart de ceux qui échappèrent au carnage furent plongés dans des navires infects et dispersés sur la côte américaine depuis Boston jusqu’à la Caroline.
» Pendant de longs jours, après leur départ, on vit leurs bestiaux s’attrouper autour des mines de leurs habitations, et les chiens passer les nuits à pleurer par de lugubres hurlements l’absence de leurs maîtres[8]. »
– Oh ! c’est affreux ! interrompit madame Stevenson.
– Le tableau est pâle, reprit le docteur. Si j’entrais dans les détails, si je vous montrais ces femmes outragées, ces enfants arrachés au sein de leurs mères et lancés, comme des volants à la pointe des baïonnettes, vous frémiriez d’horreur. Eh bien, madame, croyez-vous que les fils des malheureux qui furent si odieusement martyrisés, il n’y a guère qu’un demi-siècle, puissent voir un Anglais sans éprouver aussitôt le désir de se venger ? Croyez-vous que quelques-uns ne songent pas jour et nuit à user de représailles ? qu’il n’en est pas, qui ont pris en main la cause des assassinés, et qui, désespérant d’obtenir une réparation tardive, en s’adressant au tribunal des nations, au nom du droit des gens, se sont armés du glaive de la justice ! Levez les yeux, madame, regardez les Requins de l’Atlantique ! Ce sont les fils et les petits-fils des victimes du 5 septembre ! »
En prononçant ces mots, le docteur Guérin s’était transfiguré ! Il avait le verbe éloquent, le geste pathétique ; ses difformités corporelles disparaissaient. Il enthousiasmait par la majestueuse beauté que donnent les émotions puissantes aux physionomies les plus ingrates.
– Votre capitaine est donc un Acadien ? demanda madame Stevenson.
Il est douteux que le major eût répondu à cette question. Mais alors un bruit inusité se fit entendre sur le pont du navire ; et le canon détonna successivement deux fois dans le lointain.
– Vivat ! s’écria le major Vif-Argent, cela annonce un combat. Ne bougez pas, madame, je reviens dans une minute.
Il sortit et rentra bientôt.
– Il faut me suivre, dit-il brusquement aux deux femmes.
Et comme elles hésitaient :
– N’ayez pas peur, ajouta-t-il ; je ne veux que vous mettre en sûreté, car il va faire chaud, tout à l’heure, ici : le salon sera transformé en batterie.
Madame Stevenson et Kate descendirent avec lui dans une cabine propre, mais sans luxe aucun, placée en bas de la seconde batterie, au-dessous de la ligne de flottaison.
Une lampe l’éclairait.
– Je dois vous emprisonner, mesdames, dit le docteur Guérin en les quittant. Cependant, j’espère que ce ne sera pas pour longtemps. Excusez-moi.
Ayant dit, il ferma la porte de la cabine à la clef et remonta sur le pont.
Là, tout était en mouvement. Mais l’animation n’excluait pas le bon ordre. Quoique les matelots s’agitassent, courussent de côté et d’autre, les passages, les avenues, les écoutilles demeuraient libres. Chacun travaillait activement sans gêner son voisin, sans nuire à l’harmonie générale. C’étaient des artilleurs qui chargeaient leurs pièces ; des hommes qui disposaient des armes en faisceaux, des fusils, des tremblons, des pistolets, des piques, des haches, des sabres, des grappins d’abordage ; d’autres qui dressaient le porc-épic du bastingage ; ceux-ci faisant déjà rougir des boulets à des forges portatives ; ceux-là entassant des bombes derrière les obusiers, et les mousses, allant d’un canonnier à l’autre, distribuant des gargousses ou apportant des seaux d’eau pour refroidir les canons.
Les vergues ployaient sous le poids des matelots prêts à obéir au commandement du capitaine, qui arpentait la galerie médiane, une lunette et un porte-voix à la main.
Il était costumé et masqué comme d’habitude, seulement sous sa blouse de soie noire, il avait endossé une cotte de mailles en acier, très fine, à l’épreuve de l’arme blanche et de la balle.
Le major Vif-Argent se dirigea vers lui :
– Eh ! bien, dit-il, nous allons donc enfin faire une petite causette avec messieurs les goddem, istos Britannus debellare ?
– Oui, mon digne docteur, répondit le comte ; et nous aurons l’honneur de lier la conversation avec le vice-amiral.
– Le mari de madame Stevenson ?
– En personne. J’aurais déjà engagé la partie ; mais ils sont trois, comme vous voyez, et je vais tâcher de rallier le Caïman, qui ne doit pas être bien loin, afin d’égaliser les chances.
Il emboucha son porte-voix.
– Range à hisser les bonnettes hautes et basses !
La manœuvre fut exécutée en quelques minutes. Le Requin donna deux ou trois embardées, puis il se releva et repartit légèrement avec une vitesse double.
Il était chaudement poursuivi par trois navires qu’on apercevait à deux milles de distance.
Cependant, grâce à sa marche supérieure, il aurait réussi à leur échapper, pour un temps au moins ; mais la brise fraîchit, ronfla dans les voiles avec un grondement de tonnerre, et tout à coup le mât d’artimon cassa en deux au chouquet de la grande vergue.
Il s’abattit sur le pont, tua et blessa quelques personnes.
– Allons, voici ma besogne qui commence, dit le docteur, en descendant de la galerie.
Le Requin s’était penché sur le côté et ses bouts-dehors avaient plongé dans l’Océan.
Son allure se ralentit.
– À la mer le mât d’artimon ! cria le capitaine.
Le bruit des haches résonna, l’arbre fut coupé au niveau de la batterie et précipité dans les flots avec tout son gréement.
– Samson, à ton poste, mon camarade, ordonna Lancelot, et envoie ta dragée à ce mendiant de vaisseau-amiral, qui nous gagne.
– Oui, maître, répondit le colosse.
Il s’avança près de la caronade, dont la bouche monstrueuse formait la gueule du requin sculpté à la proue, pointa cette pièce et y mit le feu.
Un éclair, un nuage de fumée, une explosion formidable s’en suivirent.
– Touché ! tu l’as touché dans les œuvres vives ! c’est bien, Samson, dit le capitaine.
– Oui, maître, répliqua l’Hercule, en saluant militairement sans quitter la caronade.
– Mes enfants, reprit le commandant, préparez-vous au combat. Ils sont trois contre nous ; vous savez votre devoir !
Lancelot ne pouvait plus échapper à la poursuite dont il était l’objet, la rupture de son mât d’artimon ayant alourdi le navire. Il résolut aussitôt d’affronter l’ennemi et de l’étonner par son audace. En conséquence, il fit serrer une partie des voiles, virer de bord et pousser droit aux agresseurs.
Le fracas de l’artillerie couvrit bientôt tous les autres bruits ; et des tourbillons de vapeur voilèrent les objets.
Durant une heure une pluie de fer et de feu répandit la mort et le ravage sur les pirates et les troupes royales, car le Requin avait été, en effet, attaqué par trois bâtiments de la station d’Halifax, dont l’un, une frégate, portait le vice-amiral, sir Henry Stevenson.
Les autres étaient des bricks.
C’est vers cette frégate, l’Invincible, que tendirent les efforts de Lancelot. Il savait bien que s’il réussissait à s’en emparer ou à la couler, les bricks ne tiendraient pas davantage.
Longtemps il échoua, pressé qu’il était par ces petits navires qui le mitraillaient avec fureur.
Enfin, il parvint à mettre le feu à l’un. L’autre craignant d’être envahi par l’incendie prit le large, et Lancelot profita de sa retraite momentanée pour se jeter par bâbord sur le vaisseau-amiral au risque de se briser lui-même.
Aussitôt des hommes adroits, robustes, debout sur le beaupré et les vergues de misaine, lancèrent les lourdes griffes de fer destinées à amarrer les deux navires l’un à l’autre. Puis, comme des vautours, ils fondirent sur les Anglais la hache ou le sabre à la main, le poignard entre les dents.
Mais le brick, qui avait rebroussé chemin, revint en ce moment, prit position vis-à-vis du Requin, et lui lâcha une bordée à tribord.
Toujours sur sa galerie, les yeux étincelants sous son masque, Arthur Lancelot faillit tomber à la renverse, tant fut violent le choc de cette bordée.
La membrure du Requin en fut ébranlée.
– Samson, dit le capitaine, allonge-moi vite un soufflet sur la joue de ce braillard ou mal va nous arriver.
Le balafré fit pivoter sa caronade, ajusta le brick et lui lança, dans la carène, sous l’éperon, un énorme boulet de quarante-huit.
– Bravo ! bravo ! dit Lancelot.
– Oui, maître, répliqua l’artilleur imperturbable.
Une grande consternation s’observait sur le brick.
– Trois pieds de bordage en dérive ! venait de crier le maître-calfat.
La répercussion d’un nouveau coup de canon retentit.
– Le Caïman qui parle ! s’exclama Samson, en se dressant sur sa pièce, pour regarder l’océan.
La seconde frégate des forbans accourait, en effet, toutes voiles dehors.
– En avant sur le vaisseau-amiral ! s’écria Arthur Lancelot, brandissant son sabre au vent et passant, d’un bond, de sa galerie sur le pont de l’Invincible.
Samson y fut aussitôt que lui.
À l’instant où il arrivait, un jeune enseigne, armé d’une épée nue, attaqua l’intrépide capitaine, qui fut blessé au cou, avant d’avoir pu se mettre en garde.
Il tomba, baigné dans son sang.
Samson se rua sur le jeune homme, lui arracha son épée, la brisa comme un verre, et il allait étrangler l’enseigne, renversé, râlant sous son genou.
Mais Lancelot lui dit, d’une voix éteinte :
– Non... ne le tue pas... ne lui fais pas de mal... protège-le... Je le veux... Qu’il ne voie pas la femme !... Retournez à Anticosti...
Et le commandant des Requins de l’Atlantique perdit connaissance.